Benoit Roberge, Chronique 2

À la découverte du Mexique

Après plusieurs semaines sur la route, la routine du matin commence à être bien installée. Allumer le réchaud pour faire bouillir de l’eau, compresser le sac de couchage dans sa poche, rouler le matelas, plier la tente, remplir les valises… Chaque item reprend son emplacement spécifique dans les bagages, dans l’ordre. Comme ça, le poids reste équilibré sur la moto et tu ne cherches pas tes trucs. Quand tu as mis un peu plus de temps que prévu à te trouver un spot de camping et que le soleil est déjà couché, tu sais que ta lampe frontale est dans la petite poche noire, valise de droite, sur le dessus, en arrière. Ce matin-là, j’ai tout remballé et j’ai quitté San Diego après avoir chargé Zia en suivant mon rituel matinal, comme d’habitude, mais le voyage allait prendre un autre tournant.

Un peu d’autoroutes, un petit labyrinthe de blocs de béton et bang ! J’atterrissais au centre-ville de Tijuana. Personne ne m’a arrêté pour me demander mon passeport ou mes papiers de moto. Plutôt lousse comme frontière internationale ! Le temps de cligner des yeux, j’étais traversé dans un autre monde.

Screeeeeeeeee ! Un vieux pick-up apparaît à côté de moi au feu de circulation dans un gros nuage de fumée blanche. La musique qui sort par les fenêtres enterre presque le son du moteur qui claque et des courroies qui couinent. La grand-mère assise au fond de la boîte derrière ne semble pas en faire un cas. Des vendeurs de toutes sortes se faufilent au milieu des véhicules dans le trafic en criant le nom de leurs produits. AGUA ! FRUTAS ! TAMALES ! GAFAS ! À travers la poussière et le chaos, des petites taquerias mobiles sont installées au coin de la rue sur des chariots. Ça sent les bonnes tortillas de maïs frais. Après six semaines à traverser les USA, ça frappe. Clash culturel, culinaire et monétaire. J’étais prêt pour tout ça, spécialement pour changer mes dollars US en pesos. Viva Mexico !

En sortant de la ville, la route part vers l’ouest et longe le fameux mur d’acier jusqu’à l’océan où il disparaît sous l’eau. J’étais à Baja ! J’en avais rêvé longtemps. La péninsule s’étend au sud de la Californie entre le Pacifique et la mer de Cortez, un terrain de rêve pour tous ceux qui aiment explorer en dehors des sentiers battus. J’étais enfin arrivé. MEXICO. The land of the right. Des vagues, désertes. Des droites surtout, comme dans le dicton. Et bien évidemment, le royaume des sombreros, du gallo pinto et des topez, ces légendaires dos d’âne qu’on passe par milliers.

La route principale qui parcourt la région du nord au sud est pavée, mais à part ça, ce sont des chemins de gravelle ou du sable. À l’est, un des écosystèmes marins les plus riches du monde. Cousteau avait d’ailleurs surnommé la mer de Cortez « l’aquarium du monde » vu l’étendue de sa biodiversité.

Et à l’ouest, la côte longe l’océan sur de plus de 1000 km. Des plages infinies, presque toujours désertes tellement elles sont difficiles d’accès, souvent bordées de falaises abruptes, érodées par les tempêtes venues du Pacifique. Des petits chemins de terre parcourent le territoire ici et là en dehors de la route principale, la seule route pavée entre le nord et le sud de Baja. Zia est dans son élément avec une autonomie de + 400 km dans le réservoir et tout le nécessaire chargé derrière pour permettre de survivre sur une plage perdue, surfboard, canne à pêche et harpon compris. Ah oui et mon matériel d’apnée, et mon wetsuit… parce que l’eau est froide à Baja. Bref, j’étais loin de me qualifier pour la catégorie « minimaliste », mais j’étais autonome. J’avais les outils et le matériel nécessaire pour faire face à la plupart des situations et j’avais tout pour établir mon quartier général dans un petit paradis perdu. Et c’est exactement ce dont j’avais envie de faire, m’installer devant un spot de surf, prendre un break et planifier un peu la nouvelle phase de mon voyage. Sauf qu’à Baja, l’aventure vous trouve parfois sans même que vous ne la cherchiez.

J’avais suivi un petit chemin de terre vers une plage qu’on m’avait recommandée et je me préparais à traverser un aroyo (rivière asséchée) quand deux Américains sont apparus en moto. Ils étaient venus du nord de la Californie en camion et avaient déchargé les motos à la frontière, prêts pour leur escapade de l’année avec le strict minimum dans les sacoches : matériel de camping ultra léger, partagé en deux, un seul kit d’outils, partagé en deux… Eux aussi, ils aiment bien quitter l’asphalte. Leur objectif était de tenter d’effectuer une boucle hors route dans un des coins les plus inaccessibles de Baja, au beau milieu de la

péninsule. Un tracé d’environ 500 km à travers les dunes et les cactus avant de pouvoir atteindre un premier point de ravitaillement en essence.

« Tu veux venir avec nous ? » qu’ils me demandent.

Évidemment que je suis partant ! C’est une des raisons principales pour laquelle je voyage en moto double usage, pour accéder à ces territoires presque impossibles autrement. Seul ce serait trop risqué, mais à trois, ça me tente.

« Parfait ! On décolle demain matin ! »

Le projet était ambitieux, probablement le tracé le plus engageant dans lequel je m’étais lancé. Même sur les hauts plateaux de Deosai au Pakistan, à la frontière du Cachemire, les secours auraient eu plus de facilité à nous atteindre. Ce qui rendait surtout l’expédition périlleuse, c’est que nous n’avions aucun moyen de connaître l’état du terrain. Et on allait aussi avoir besoin d’eau. Pas mal d’eau ! Les points d’eau douce se font rares dans le désert de Baja, ça en prendrait assez pour survivre trois jours. Ajoutons à ça un bidon d’essence et tout mon arsenal déjà chargé, je savais que je n’avais vraiment pas le setup idéal pour attaquer des sections techniques. Le plus grand risque était d’arriver à une impasse APRÈS avoir atteint le point de non-retour. Une fois que plus de la moitié du carburant est consommé, impossible de rebrousser chemin pour revenir au point de départ. Les tempêtes et les ouragans qui frappent la péninsule ne sont pas rares et le ruissellement de l’eau et les flashs flood peuvent creuser des crevasses infranchissables de plusieurs mètres de profond.

En dernier recours, je pourrais toujours enclencher le bouton SOS de mon appareil satellite Inreach… mais qui viendrait ? Un hélicoptère de l’armée mexicaine ? Je n’avais pas l’habitude de me joindre à une expédition sans avoir participé à la planification, mais j’aurais un peu plus de 200 km pour évaluer les risques et décider si je continuais ou si je rebroussais chemin. C’était le point de non-retour de Zia. Passé ça, on ne pouvait qu’aller de l’avant et espérer pour le mieux.

Alors on est partis, les deux Américains, moi et mon matériel de plage.

Les 200 premiers km étaient juste parfaits. Un terrain vallonneux, aride et rocailleux, mais des lignes fluides et un panorama spectaculaire. Un désert brut. Le sentier se faufile à travers les dunes couvertes de cactus et d’arbustes avec un plant d’agave ici et là. Sur les points les plus hauts, on remarque qu’on s’approche tranquillement de l’océan turquoise au loin. On passe le point de non-retour sans même se demander si l’on rebrousse chemin. Le paradis du hors route. On monte finalement le camp un peu plus loin au bord de la mer, à côté d’une vieille cabane de pêcheur abandonnée.

Le lendemain, tout allait bien jusqu’à ce qu’on tente de traverser un arroyo et qu’on tombe dans la fameuse « manteca mexicana », le redoutable beurre mexicain. Une immense étendue de boue gommante infranchissable, typique de la région paraît-il, où l’on passe plus d’une heure à extirper une des motos du fond de la rivière asséchée. Impossible qu’on réussisse à traverser ici, mais il n’y avait pas tellement d’autres options. Si on trouvait un moyen de rejoindre la plage, on pourrait peut-être contourner la section à marée basse, mais encore faudrait-il qu’il y ait une brèche dans la falaise plus loin pour qu’on remonte sur la terre ferme. Trop loin et trop risqué !

De peine et misère, on se fraye un chemin le long de la berge de la rivière à travers le sable mou et les cailloux jusqu’à ce qu’on trouve finalement un passage assez ferme pour venir à bout de traverser les trois motos sur l’autre rive. Mais de l’autre côté, ça n’allait pas s’améliorer.

L’érosion était devenue notre nouveau défi. On alternait entre les montées et les descentes abruptes à travers les grosses roches lousses et les crevasses, en gardant en tête que de l’autre côté de chaque courbe se trouvait peut-être LE wash out impassable. La tension commençait à monter dans le groupe.

Chose sûre, nous avions passé le point de non-retour, mais on avait aussi pris du retard sur notre itinéraire et le niveau de risque s’élevait d’un cran.

Ils m’avaient montré leur carte avant de partir et je savais ils planifiaient passer. Mais j’avais quand même pris le peu de temps libre que j’avais pour télécharger quelques cartes de la région et je savais que nous allions bientôt arriver à un petit sentier qui offrirait la possibilité de bifurquer vers l’est. Ce serait près de 60 km avant de rejoindre la route, mais selon moi c’était l’option la plus logique. Nos ressources en eau étaient presque épuisées, celles en essence étaient rendues beaucoup trop justes à mon goût et j’avais maintenant parcouru assez de distance dans la région pour savoir qu’on pourrait réellement tomber sur une impasse si on continuait vers le sud, mais ils semblaient vraiment tenir à garder leur plan.

Une fois le soir arrivé, j’ai montré la carte à mes partenaires en leur montrant la jonction.

« Moi demain je tourne ici. Au sud c’est trop risqué. »

Heureusement, la nuit aura porté conseil et mes deux amis ont décidé de se joindre à moi. En équipe, on mettait toutes les chances de notre côté.

C’était finalement une journée de sable mou qui nous attendait. 60 km de sable MOU. Et pour ajouter au défi, mon radiateur s’est mis à couler, mon moteur à chauffer et mon embrayage à glisser. Je n’avais presque plus d’eau à boire, donc encore moins pour mon radiateur.

Puis on a atteint l’asphalte, une petite goutte de sueur au front, et on est allés faire le plein direct. D’essence ET d’eau. Le moteur ne semble pas avoir chauffé assez pour être endommagé. Ouf, il s’en est fallu de peu. Ce soir-là, on est allés à l’hôtel et on a levé une cervesa à notre aventure dans l’arrière-pays mexicain. Sacré périple quand même.

Ensuite, je suis allé me poser pendant quelques semaines sur différents spots de surf en prenant une petite pause de la route et j’en ai profité pour peaufiner ma technique de pêche au harpon (hawaian sling). Rendu à La Paz, je me suis trouvé un atelier de radiadores où j’ai appris la bonne vieille technique de colmatage des tubes fissurés à l’époxy. Je ne le savais pas encore à ce moment-là, mais ça allait me sortir du pétrin plus tard ! Après être allé me mêler aux touristes de Los Cabos, il était temps de reprendre la route. Il me restait beaucoup à voir.

Alors j’ai quitté la péninsule avec le traversier pour poursuivre ma route vers le sud. Je suis arrêté quelques jours à Sayulita pour surfer, et ensuite à Puerto Vallarta où j’ai eu l’occasion de passer du temps avec quelques membres ma famille en visite. Ensuite, j’ai quitté la côte vers le petit village pittoresque de Patzcuaro, lieu bien connu pour la célébration de la fête des Morts, et Mexico City, la vibrante capitale du pays. Puis je suis tranquillement retourné vers la mer en passant entre les volcans Popocatépetl et Iztaccihuatl, les gardiens de la vallée de Mexico, selon les Aztèques. D’ailleurs, on les aperçoit très bien depuis Puebla, ville coloniale stratégique où les conquistadores ont construit une grosse église au sommet d’une pyramide vieille de 3000 ans pour imposer le christianisme dans la région. Ensuite Oaxaca, le berceau de la culture indigène et sa magnifique cité Zapotèque perchée sur une montagne. J’ai retrouvé la côte pacifique un peu plus loin à Puerto Escondido où nous avons dû nous réfugier dans une chambre d’hôtel, Zia et moi, lors du passage d’un ouragan dévastateur qui fonçait directement sur nous. Puis on est passé à San Cristobal de Las casas, une belle ville typique à l’ambiance bohème, juste avant d’atteindre la frontière. Un nouveau jalon d’atteint d’ailleurs, alors qu’on allait quitter le continent nord-américain !

L’air de rien, c’est grand le Mexique ! On ne dirait pas quand on regarde une mappemonde classique, mais aplatir une boule dans un rectangle, ça change les perspectives. Difficile d’imaginer que la distance entre Tijuana et la frontière Guatémaltèque équivaut environ à celle qui sépare Québec de Vancouver… et les milliers de topez qui vous barrent le chemin sans arrêt vous rappellent sans cesse qu’ici, on doit changer de rythme.

Ça m’aura pris six mois pour explorer le pays du nord au sud. C’était la limite permise par mon visa d’ailleurs, assez pour que mon niveau d’espagnol grimpe d’un échelon !

À partir de maintenant, appelez-moi Benito.

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